Quand Shein envahit les grands magasins français
alerte sur l’ultra fast-fashion et appel à une régulation globale
À la suite de l’annonce de l’implantation permanente de SHEIN au BHV à Paris et dans cinq enseignes Galeries Lafayette réparties sur le territoire français, les organisations de la Coalition « Stop Fast-Fashion » tirent la sonnette d’alarme. Cette stratégie ne constitue pas seulement une manœuvre commerciale, mais un acte politique : elle révèle les limites d’un projet de loi ciblé sur certaines plateformes chinoises et souligne l’urgence d’une régulation ambitieuse pour l’ensemble du secteur textile.
Une première mondiale : Shein s’installe physiquement en France
C’est une première attestée dans le secteur du commerce mondial : l’enseigne chinoise SHEIN, jusque-là cantonnée aux ventes en ligne (avec des pop-up temporaires), a annoncé qu’elle ouvrira dès novembre 2025 des espaces pérennes au cœur de grands magasins français, notamment au BHV à Paris, puis au sein de Galeries Lafayette dans cinq villes (Dijon, Grenoble, Reims, Limoges, Angers).
Cette annonce coïncide avec la publication, deux jours plus tôt, d’un avis critique de l’OCDE pointant les « graves manquements » de la marque concernant les droits humains et environnementaux, notamment sur la lutte contre le travail des enfants ou le travail forcé. En s’implantant physiquement, en s’exposant à la lumière médiatique, Shein cherche à travers cette présence réelle à légitimer son modèle sur le sol français – et à défier implicitement la portée de toute législation trop ciblée.
Pourquoi une loi ciblée sur « ultra fast-fashion chinoise » est une erreur stratégique
1. L’effet de contournement prévisible
Le 3 juin dernier, le Sénat a adopté une version de la loi visant à réduire l’impact environnemental de l’industrie textile, qui, dans sa forme actuelle, distingue explicitement la « fast-fashion » des plateformes d’« ultra fast-fashion », en ciblant prioritairement celles issues de Chine. C’était précisément ce que la Coalition « Stop Fast-Fashion » dénonçait : une loi trop taillée sur mesure, facile à contourner ou à déjouer par des stratégies de repositionnement ou de transformation.
La manœuvre de Shein confirme cette fragilité : en devenant acteur multimarque, en s’associant notamment à Pimkie, et en avançant l’argument de « créer des emplois, payer des impôts, dynamiser un territoire », la marque brouille les frontières législatives. Elle révèle à quel point la distinction entre « fast » et « ultra fast » est poreuse, et combien les arguments justifiant une loi qui ne viserait que certaines plateformes sont fragiles.
Les mythes à déconstruire
Mythe 1 : la fast-fashion européenne est vertueuse
Mais qu’est-ce qu’« européenne » quand 97 % du textile consommé en France est importé de pays aux normes sociales et environnementales faibles ? Le simple fait d’être domiciliée en Europe n’autorise aucun label de vertu. Les rapports montrent que de nombreuses marques « traditionnelles » partagent les mêmes chaînes de production que les plateformes chinoises, jusqu’à parfois être hébergées sur ces dernières.
Mythe 2 : l’emploi local sauvé grâce à ces enseignes
La fast-fashion a contribué, dès les années 1990 et les vagues de délocalisation, à la disparition de plus de 310 000 emplois qualifiés dans l’industrie textile française, renforçant la désindustrialisation de bassins fragilisés. Quant aux emplois dans la distribution, ils sont soumis à une logique de prix bas, de marges compressées, de rotations rapides — des emplois structurellement précaires.
Mythe 3 : ces enseignes dynamisent les centres-villes
En vérité, la standardisation des commerces, l’implantation parfois massive dans des zones périphériques, et l’aspiration uniforme des rues commerçantes contribuent souvent à ce qu’on appelle l’« effet homogénéisant » : les spécificités locales se trouvent effacées, tandis que les grandes enseignes monopolisent la fréquentation, au détriment des commerces indépendants. Depuis 2016, le chiffre d’affaires des magasins d’habillement stagne, alors que des géants comme Zara ou Primark affichent des croissances spectaculaires, souvent au détriment de leurs voisins.
Mythe 4 : l’ultra-rapidité est un phénomène isolé
Shein se vante de publier des milliers de nouveaux articles chaque jour. Mais cette stratégie n’est pas réellement novatrice : des marques dites de fast-fashion l’adoptent aussi. Kiabi, par exemple, est passée de 15 000 références en 2023 à plus de 200 000. La surproduction est un problème systémique du secteur ; ce ne sont pas les collections qui comptent, mais la proportion réellement mises en marché et, surtout, le destin des invendus ou des déchets textiles. Le constat est clair : les systèmes de recyclage, de réemploi, de collecte de déchets sont submergés.
Au final, le coût réel d’un vêtement « pas cher » est externalisé subi par les écosystèmes, par les ressources naturelles, par les conditions de travail, par la santé publique alors que la marge de profit pour la marque reste minime.
Shein, Temu : deux visages d’un modèle global
A. Shein, l’ultra fast-fashion par excellence
Fondée en 2008 en Chine (initialement sous le nom ZZKKO), Shein est devenue un géant mondial de l’e-commerce, spécialisée dans les vêtements à bas coût, avec une spécialisation pour la clientèle féminine mais couvrant désormais l’ensemble du prêt-à-porter, accessoires, chaussures, articles de maison, etc.
Son modèle repose sur une chaîne d’approvisionnement ultra-réactive : identification rapide des tendances, production à petits lots, extensions en fonction des réactions du marché. Elle dispose de milliers de fournisseurs contractuels.
Mais la marque est en proie à de nombreuses critiques : violations alléguées du droit du travail (heures excessives, travail forcé, recours à des enfants), pratiques de type « greenwashing » ou déclarations environnementales non justifiées, atteintes possibles à la propriété intellectuelle (copies de motifs, de designs), et non-respect des normes de sécurité chimique pour certains textiles.
En France, Shein a déjà été condamnée à une amende record de 40 millions d’euros par la DGCCRF pour affichage de remises trompeuses — une action démontrant que l’autorité publique peut agir, mais seulement au cas par cas.
Avec son lancement dans les magasins réels, Shein cherche à franchir une ligne symbolique : passer du statut de pure plateforme numérique à celui d’acteur physique de la distribution textile, rendant la régulation ciblée encore moins tenable.
B. Temu : concurrent et modèle parallèle
Moins médiatisée que Shein dans le débat public français jusqu’à présent, Temu est une place de marché en ligne opérée par le groupe chinois PDD Holdings — maison mère de la célèbre application chinoise Pinduoduo.
Lancée au niveau international en 2022, Temu propose une offre extrêmement diversifiée (mode, maison, électronique, mobilier, accessoires) à des prix agressivement bas, souvent expédiée directement depuis les usines chinoises.
Son modèle repose sur une large marketplace, une forte personnalisation algorithmique, des promotions massives, et une logistique optimisée pour minimiser les coûts.
Mais Temu est déjà critiquée : conditions sociales opaques dans la chaîne d’approvisionnement, défauts de contrôle sur la contrefaçon, agressivité marketing, collecte de données personnelles, et une course aux prix bas susceptible d’alimenter les dynamiques de surproduction.
Dans les débats législatifs en France, Temu figure désormais dans le viseur avec Shein comme représentant d’une « ultra fast-fashion globale ».
Les implications pour la législation française
L’incursion de Shein, et la montée en puissance de Temu, changent le paradigme : une loi qui viserait seulement quelques acteurs identifiés ne sera jamais à l’abri des contournements. Il devient impératif d’adopter une approche systémique :
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Cibler le modèle plutôt que l’origine
Une régulation efficiente doit viser la structure de production à bas coût, la logique de renouvellement rapide et la course aux volumes, quelle que soit la nationalité du vendeur. -
Mettre en œuvre des obligations fortes
Transparence des chaînes d’approvisionnement, audits indépendants, obligation de reprise ou de recyclage, responsabilité élargie du producteur (REP textile renforcée), et pénalités suffisamment dissuasives. -
Interdire les publicités abusives et les pratiques trompeuses
Publicité responsable obligatoire, interdiction des offrandes promotionnelles excessives, encadrement strict des remises — tant d’éléments que les plateformes comme Shein ont déjà exploités de manière contestée en France. -
Encourager une économie de la qualité et du durable
Soutien aux filières locales, à la sobriété textile, à l’économie circulaire, à la réparation et au réemploi. -
Adopter une dimension européenne voire internationale
Ces plateformes opèrent à l’échelle mondiale ; une régulation uniquement nationale risque de créer des distorsions. La France doit œuvrer au sein de l’Union européenne pour harmoniser les contraintes réglementaires.
L’installation de SHEIN dans le BHV parisien et les Galeries Lafayette marque une nouvelle étape dans la conquête mondiale des plateformes d’ultra fast-fashion. Elle n’est pas un simple pari commercial, mais une stratégie de légitimation, de normalisation — un défi direct aux textes législatifs qui tentent encore de contenir ce modèle.
Mais cette bataille dépasse le cas français : Temu, Shein, et d’autres acteurs émergents structurent un monde où le vêtement jetable, ultra bon marché et produit dans des chaînes opaques devient la norme. Si la France ne se dote pas d’une loi ambitieuse, globale et adaptée à cette nouvelle donne, elle risque de devenir le terrain d’expérimentation d’un modèle insoutenable.
À l’horizon, on peut envisager une législation plus audacieuse encore : un label « mode responsable obligatoire », une taxation écologique sur les volumes, un contrôle renforcé aux frontières sur les importations textiles low-cost, une obligation de transparence sur les émissions et externalités, et un soutien massif aux alternatives durables — marques locales, filières réparatrices, économie circulaire.
Ce territoire législatif doit être défini non pas en réaction à une marque particulière, mais pour protéger le droit à un modèle textile soutenable, équitable et respectueux des droits fondamentaux. Car ce n’est pas seulement une marque qu’il faut encadrer : c’est un système, et notre capacité à le réformer déterminera la résilience de notre économie, de notre environnement, et de notre société de demain.