Le lendemain des gilets jaunes…
Par Maitre Jehanne Collard, Avocate des victimes de la route.
Cette nuit (ndlr :dimanche 23 décembre 2018), trois jours avant Noël, un homme est mort près de Perpignan dans la plus totale indifférence. La voiture qu’il conduisait a percuté un camion arrêté dans l’obscurité par un barrage de gilets jaunes.
Cet homme revenait du travail. Il a agonisé sur la chaussée. Le chauffeur du camion est resté près de lui jusqu’à l’arrivée des secours et de la police. Les gilets jaunes ont préféré prendre la fuite.
Les télévisions ont à peine annoncé la nouvelle. Elles n’ont pas cherché à savoir s’il laissait une femme, des enfants, une famille.
Elles ont vite détourné leurs cameras pour suivre d’autres gilets jaunes sur d’autres rond-point, à Montmartre, ailleurs, loin…
Un homme est mort que je ne connais pas, dont je ne sais rien. Mais j’écris pour lui, pour que sa mort ne tombe pas dans cet oubli trop facile
C’est le dixième mort depuis le début des gilets jaunes. Et parmi ces personnes, neuf ont perdu la vie sur la route, près d’un rond-point occupe. C’est le plus lourd bilan pour un mouvement social en France depuis plus d’un demi-siècle.
Mais personne ne semble s’en soucier. Ou sont les regrets, les mises en garde, les débats parmi les gilets jaunes ou autour d’eux ?
Ou sont passés les éditorialistes des médias, pourtant prompts à ausculter chaque mobilisation, chaque rassemblement sur le moindre carrefour ?
Ou s’est perdu l’état de droit et les éventuelles poursuites pour homicides involontaires, non-assistance à personne en danger ou mise en danger de la vie d’autrui ?
Rien. La mort de cet homme, cette nuit, sur un barrage de gilets jaunes, ne semble provoquer aucune réaction. Et ce silence me terrifie.
Je suis sans doute naïve. Comme beaucoup, j’ai regardé avec sympathie le mouvement des gilets jaunes. J’ai été touchée par leur détresse. J’ai cru aux vertus de leur colère. Je les ai écoutés quand ils parlaient du mépris des petites gens, de l’indifférence à leur sort, de leur envie de tout changer, d’instaurer une nouvelle citoyenneté.
Mais ce matin, j’ai attendu en vain une déclaration d’un de ces citoyens ou d’un de leur porte-parole autoproclamé. Pas un mot de regret, pas le début d’une autocritique. Rien. La fuite.
Alors j’ai mesuré ma naïveté. Les lendemains des gilets jaunes ne chanteront pas. Ce sera comme d’habitude : la lâcheté, l’égoïsme, l’indifférence. On roulera plus vite sans ces stupides limitations de vitesse, ces radars, ces péages. Et tant pis pour les fauchés, les percutés, les écrasés. Qu’importe si la France détient déjà le triste record en matière de victimes de la route. La liberté en jaune est à ce prix
Depuis ce matin, j’entends toujours la voix des gilets jaunes qui réclament plus d’argent, plus de droits, de considération, de pouvoir. Mais mon cœur désormais est loin. Il est avec ces familles éplorées qui se comptent chaque année par milliers, toutes ces victimes de la route qui ne pourront plus jamais aimer, jouer ou travailler, qui peinent à revivre et à joindre les deux bouts.
Tous ces gens pour lesquels on ne fera jamais d édition spéciale, pour lesquels on ne mettra jamais dix milliards sur la table.
C’est à eux ce matin que va ma solidarité.
Maitre Jehanne Collard, Avocate des victimes de la route.