L’art de procrastiner juste ce qu’il faut

En tant que journaliste dans le secteur des risques et des assurances, ayant passé une grande partie de ma carrière à conseiller des dirigeants sur la gestion du temps et l’organisation, j’ai souvent observé une dynamique curieuse et contre-intuitive : la croyance qu’il est nécessaire de travailler sans relâche pour accomplir tout ce qui est attendu. Cette idée, souvent exprimée par les cadres que j’ai accompagnés sous la forme de l’expression « je suis charrette », résume parfaitement le sentiment d’urgence permanent dans lequel ils vivaient.

Malgré cette pression intense, ces dirigeants ne commettaient presque jamais d’erreurs visibles. Leur travail était bien fait. Cependant, une tendance préoccupante émergeait : en cherchant à accomplir toutes leurs tâches simultanément, leur efficacité était en fait compromise. Le concept du « rendement décroissant » entrait en jeu. À force de vouloir tout faire en même temps, ils devenaient moins performants, sans s’en rendre compte.

Le mythe de la femme ou de l’homme occupé(e) et la procrastination stratégique

Le mythe selon lequel plus l’on est occupé, plus l’on est productif est persistant. Mais, en réalité, un excès de travail, sans pauses adéquates, finit par miner la productivité. C’est ici qu’entre en scène la procrastination stratégique. Mon objectif, en tant que consultant à l’époque, était d’amener ces dirigeants à comprendre l’importance de prendre des pauses calculées. L’idée n’était pas de leur apprendre à « remettre à demain » de manière excessive, mais plutôt de leur faire saisir que parfois, il est nécessaire de ralentir pour mieux avancer.

La procrastination a mauvaise réputation, souvent perçue comme de l’indécision ou une tendance à éviter les responsabilités. Cependant, je parle ici d’une procrastination consciente et mesurée : faire une pause au bon moment pour permettre au cerveau de réorganiser les informations et tâches. Ce moment de « respiration » mentale permet de se recharger, ce qui, paradoxalement, accroît l’efficacité à long terme.

Le bénéfice personnel et professionnel

Les dirigeants qui ont appris à adopter cette approche ont remarqué des changements significatifs. Non seulement leur productivité a augmenté, mais leur humeur s’est améliorée. En refusant de « souffler un instant », les tensions s’accumulaient, ce qui finissait par affecter non seulement leur rendement au travail, mais aussi leurs relations personnelles. Des dirigeants auparavant irascibles devenaient plus agréables, aussi bien dans le cadre professionnel que privé, en adoptant cette approche de la procrastination juste ce qu’il faut.

Ce changement de mentalité a des répercussions au-delà du simple cadre professionnel. Lorsqu’on est continuellement sous pression, les relations personnelles en souffrent également. Les employés et dirigeants qui ne prennent jamais le temps de se détendre deviennent irascibles, impatients, et difficiles à côtoyer. En revanche, ceux qui acceptent de « souffler » périodiquement gagnent en sérénité, en empathie, et leur présence est plus appréciée.

Qu’en est-il des nouvelles générations : Y et Z

Cependant, ce que j’ai observé à l’époque soulève aujourd’hui une question clé : cette méthode fonctionne-t-elle encore avec les générations qui prennent maintenant les rênes dans le monde professionnel, à savoir les générations Y (nés entre 1980 et 1995) et Z (nés après 1995) ?

Les jeunes générations, plongées dans un environnement technologique en constante évolution, apportent des changements importants dans la manière de travailler. Ces nouvelles générations, particulièrement les Z, ont grandi avec des outils numériques qui favorisent le multitâche. Il serait donc naturel de se demander si cette pratique de la procrastination stratégique est compatible avec leurs habitudes et attentes. En fait, il se pourrait bien que ces jeunes générations aient internalisé certaines des pratiques que je préconisais jadis, mais sous d’autres formes.

Pour les générations Y et Z, la frontière entre vie professionnelle et personnelle est plus floue, notamment en raison du télétravail et de la disponibilité constante via les technologies. Il devient alors plus crucial que jamais de trouver un équilibre. La génération Z, par exemple, semble valoriser un rythme de travail qui leur permet de préserver leur santé mentale, avec une plus grande attention portée à la qualité de vie. Ce besoin de « souffler » est, d’une certaine manière, plus intégré dans leur approche du travail.

Cependant, cette génération a aussi tendance à se laisser submerger par la surabondance d’informations et de stimuli numériques. Le défi pour ces jeunes travailleurs n’est donc pas tant de comprendre l’importance de faire des pauses, mais plutôt d’apprendre à se déconnecter efficacement des distractions numériques pour utiliser ce temps de manière constructive.

Vers une procrastination intelligente

Aujourd’hui, dans un monde où tout va de plus en plus vite, il devient crucial de redéfinir l’idée de la procrastination. L’objectif n’est pas de prôner une inertie paralysante, mais d’encourager une gestion intelligente du temps. Les générations Y et Z doivent apprendre à prioriser, à organiser leurs tâches de manière stratégique et à s’accorder des pauses mentales bien méritées.

L’art de procrastiner de manière productive pourrait donc être la clé pour eux aussi, mais il nécessite une approche différente, en phase avec les outils technologiques et les dynamiques de leur environnement de travail.

En conclusion, il est clair que la procrastination – lorsqu’elle est utilisée de manière stratégique – est une compétence qui transcende les générations. Qu’il s’agisse des dirigeants d’hier ou des jeunes professionnels d’aujourd’hui, savoir « souffler » est essentiel pour rester productif, équilibré et, au final, heureux. Car, comme le dit le proverbe, « rien ne sert de courir, il faut partir à point ».

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